Pourquoi les Français consomment toujours plus de psychotropes
LE MONDE | 06.09.04 | 14h26
Antidépresseurs, anxiolytiques, somnifères : ces médicaments voient chaque année leurs ventes progresser, comme l'ont souligné les derniers chiffres de l'assurance-maladie. Cet usage, souvent abusif et de plus en plus chronique, répond à un "mal-être" que les médecins ne peuvent gérer.
"Docteur, je me sens un peu déprimé" ; "docteur, je suis un peu nerveux" ; "docteur, je ne dors pas très bien". Ces doléances de patients, les médecins généralistes les entendent de plus en plus souvent dans leur cabinet. Les chiffres de consommation des médicaments psychotropes l'attestent. En France, un nombre croissant de patients consultent pour des troubles psychiques. D'après les données publiées jeudi 2 septembre par la Caisse nationale d'assurance-maladie (CNAM), les psychotropes occupent la deuxième position, derrière les antalgiques, les médicaments les plus prescrits.
Les volumes sont impressionnants. Ainsi, en 2003, près de 15 millions de boîtes de Stilnox (somnifère), 11,5 millions de Deroxat (antidépresseur) et plus de 8,5 millions de Temesta (anxiolytique) ont été délivrées et remboursées. Ce n'est pas la première fois que ces produits censés répondre aux troubles du sommeil, aux états dépressifs ou à l'anxiété se retrouvent parmi les vingt-cinq médicaments les plus consommés en France. Mais d'année en année, les prescriptions progressent : + 8,2 % entre 2002 et 2003 pour le Deroxat, + 6,9 % pour le Temesta. Quant aux reculs du Prozac (antidépresseur), du Lexomil, du Xanax (anxiolytiques) et de l'Imovane (somnifère), ils s'expliquent essentiellement par la pénétration de leurs génériques : la prescription de ces molécules n'est pas en régression.
Voilà bientôt dix ans que la surconsommation de psychotropes - cette "explosion de la médicalisation pharmacologique de l'existence", selon les termes du professeur Edouard Zarifian, chargé en 1995 d'un rapport sur la prescription de ces produits - est démontrée sans qu'aucune mesure n'ait été prise par les pouvoirs publics pour inverser la tendance. Selon une étude du Credes publiée en 1996, les Français sont les plus gros consommateurs de psychotropes en Europe.
PRESCRIPTIONS NON JUSTIFIÉES
En 2000, près de 25 % des assurés sociaux se sont fait rembourser au moins une fois dans l'année un psychotrope, indique une récente enquête de l'assurance-maladie. Parmi ces consommateurs, 43 % ont reçu une ordonnance de plusieurs types de psychotropes. Les anxiolytiques restent la classe la plus prescrite (17,4 % des assurés sociaux en ont pris en 2000), suivis par les antidépresseurs (9,7 %), qui devancent désormais les hypnotiques (8,8 %). Quant aux consommateurs réguliers (au moins quatre remboursements sur une année pour une même classe thérapeutique), ils représentent 11,2 % des personnes bénéficiant du régime général de Sécurité sociale. Qui consomme ? Les femmes bien davantage que les hommes (31,3 % contre 17,3 %) et les personnes âgées. Après 60 ans, la moitié des femmes et un tiers des hommes ont pris au moins un psychotrope dans l'année.
Une part importante de ces prescriptions apparaît abusive et médicalement non justifiée. "Le taux de consommateurs d'antidépresseurs mesuré (9,7 %) est bien supérieur au taux de prévalence de la dépression, estimé en France à 4,7 %", souligne l'étude de l'assurance-maladie. De plus, près de la moitié des utilisateurs d'antidépresseurs ont une durée de prescription "non conforme à l'autorisation de mise sur le marché" et, en matière d'anxiolytiques et d'hypnotiques, "au moins 40 % des personnes ont eu quatre remboursements et plus dans l'année 2000, ce qui est en contradiction avec les recommandations médicales". Quant aux personnes âgées, leur niveau de consommation est considéré comme "préoccupant" par l'assurance-maladie, notamment à cause des possibles effets secondaires de ces produits : risque accru de chute, troubles confusionnel ou délirant et troubles du rythme cardiaque.
Abandon du mot "folie" au profit du terme "santé mentale" ou "souffrance psychique", puissance de l'industrie pharmaceutique, propension de la société à reconnaître le mal-être, apparition d'entités cliniques mal définies (dépression, stress, anxiété)... de multiples facteurs peuvent être avancés pour tenter d'expliquer pourquoi les Français sont devenus si "accros" aux psychotropes.
"Il n'y a pas plus de gens qui vont mal que dans les années 1950 mais on leur a appris comment cela s'appelait - la dépression - et que des médicaments existaient", estime Philippe Pignarre, auteur deComment la dépression est devenue une épidémie (éd. La Découverte). En l'absence de définition précise de la dépression, le spectre des indications de ces médicaments ne cesse officieusement de s'élargir. "Ces produits ont changé de statut", analyse le sociologue Alain Ehrenberg. "C'est la relation entre le normal et le pathologique qui s'est modifiée", ajoute ce chercheur, dont l'ouvrage La fatigue d'être soi (éd. Odile Jacob) fut, en 1998, salué par la critique.
"DÉPENDANCE"
Reste que cette "boulimie" de psychotropes ne peut pas être dissociée du niveau de consommation globale de médicaments. La France arrive en deuxième position, derrière les Etats-Unis, pour les dépenses pharmaceutiques par habitant. Lors du débat parlementaire sur la réforme de l'assurance-maladie, en juillet, peu de place aura été accordée au problème de la prescription. Pourtant, a maintes fois répété le ministre de la santé, Philippe Douste-Blazy, une part importante des économies escomptées pour combler le déficit de la Sécurité sociale repose sur le changement de comportement des patients et des médecins. Or, s'il existe un comportement médical très franco-français, c'est bien celui de la consommation médicamenteuse.
Assistera-t-on, comme c'est le cas pour les antibiotiques, à une campagne d'information grand public pour limiter l'utilisation des psychotropes ? Pour l'instant, rien n'est prévu. "Pour les antibiotiques, les gens étaient mûrs et nous pouvions mettre en avant le problème de la résistance. Sur les psychotropes, la communication est beaucoup plus difficile, on est dans du comportemental et l'arrêt peut être difficile à cause de la dépendance à ces produits", explique-t-on à l'assurance-maladie. Pendant ce temps, l'industrie pharmaceutique tente d'élargir le marché. "La dernière niche à conquérir est celle des enfants et des adolescents", prédit Philippe Pignarre.
Sandrine Blanchard
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1 milliard de chiffre d'affaires en 2001
Entre 1980 et 2001, le marché des psychotropes s'est "notablement développé", passant de 317 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel en 1980 à plus de 1 milliard d'euros en 2001, indique une étude de la direction de la recherche, de l'évaluation et des statistiques (Drees) parue en janvier. Cette croissance est surtout le fait des antidépresseurs, qui représentaient, en 2001, près de 50 % des ventes de psychotropes contre 25 % en 1980. Ce boom est dû à l'apparition, dans les années 1980, d'une nouvelle classe d'antidépresseurs, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) - comme le Prozac ou le Deroxat - qui produisent moins d'effets secondaires (confusion mentale, troubles cardiaques...) que les médicaments plus anciens. Au-delà des épisodes dépressifs spécifiques, la prescription des antidépresseurs s'est étendue au concept vague des "troubles de l'humeur".
La consommation de ces produits a tendance à devenir chronique
LE MONDE | 06.09.04 | 14h26
Quel est le profil des consommateurs de psychotropes, pourquoi ont-ils recours à ces médicaments et pendant combien de temps ? Pour répondre à ces questions, le Centre de recherche psychotropes, santé mentale, société (Cesames, rattaché au CNRS, à l'Inserm et à Paris-V) a sélectionné, à partir des données de la caisse primaire d'assurance-maladie de Rouen, un échantillon de 10 000 patients utilisant des psychotropes et a examiné leurs prescriptions entre 2000 et 2002 (101 308 ordonnances) avant de mener des entretiens auprès d'une dizaine de médecins généralistes et d'une cinquantaine de leurs patients.
Intitulée "La dépendance aux médicaments psychotropes", cette étude, qui vient d'être achevée, confirme la part prépondérante des personnes âgées et des femmes parmi les consommateurs mais note - en comparaison avec une enquête menée en 1991 - un glissement de la prescription vers les 35-55 ans, lié à l'essor des antidépresseurs. Les crises passagères dues à des événements de la vie (problèmes conjugaux ou d'emploi) représentent "des motifs de recours conjoncturels très diffus aujourd'hui parmi les quadragénaires, en particulier des professions intermédiaires et des cadres", notent les chercheurs. Conscients des effets secondaires et du risque de dépendance, ces patients font un traitement à court terme, en réponse à un événement et évoquent davantage une rémission qu'une amélioration.
En revanche, les traitements les plus réguliers sont, "pour l'essentiel", délivrés parmi les milieux ouvriers et employés. Cette utilisation chronique de psychotropes accompagne souvent le traitement d'une maladie organique (problème cardio-vasculaire, cancer...), le vieillissement et, plus à la marge, le deuil ou les difficultés professionnelles (surmenage, harcèlement...). "C'est simple, je prends des anxiolytiques depuis que j'ai eu mon infarctus, parce que la maladie, vous n'y êtes pas préparé psychologiquement et c'est pas facile à gérer", témoigne un homme de 55 ans, en arrêt-maladie. Le médicament est envisagé comme "une bouée, une canne qui donne aux patients un soutien pour continuer à vivre", souligne l'étude. "Je sais que je suis coincé jusqu'à mes 60 ans ; j'ai baissé ma consommation tant que j'ai pu mais je ne pourrai pas m'en passer parce qu'il y a des moments où les mômes sont trop durs", raconte un professeur de 57 ans. Parce que les affections ou les difficultés de la vie sont chroniques, la prescription tend elle-même à le devenir. "Il est moins question d'amélioration que d'une thérapeutique du maintien. L'usage est fataliste, la dépendance est admise et tolérée, y compris par les médecins", remarquent les chercheurs.
Ce problème de la dépendance se retrouve dans le traitement de l'insomnie chronique, en dehors de la survenue d'événements (maladie, perte d'un proche, etc.). Ces usagers de somnifères disent avoir une "personnalité insomniaque" - un discours accepté par les prescripteurs -, et puisque ce trait est censé être structurel, la consommation du médicament s'engage à devenir chronique. "Cette chronicité est d'autant plus probable que la gestion du produit - l'oubli ou les tentatives d'abstinence - ajoute au mal-être de ces personnes."
Un second type d'usage chronique "s'avère plus problématique", insiste l'étude. Il s'agit généralement de patients plus jeunes (entre 40 et 50 ans), issus des classes moyennes (enseignants, travailleurs sociaux, etc.). A la différence de la première catégorie, ils espèrent pouvoir un jour se libérer du recours aux médicaments mais ils ont du mal à expliquer les raisons de leur état dépressif. Leur mal-être ne relève pas d'un événement particulier ou d'une maladie organique mais se situe "à l'intérieur d'eux-mêmes, "en profondeur"".
"UN DÉSAVEU PERSONNEL"
Ils prennent des psychotropes comme des "palliatifs"et entrent dans un cercle vicieux : "Ils ne savent pas si la stabilisation de leur état est due aux produits ou bien si ce sont eux qui vont mieux", remarque l'étude. Ces patients reconnaissent que la solution dépend d'abord d'eux-mêmes et la chronicité résonne donc comme "un désaveu personnel". Lors de l'arrêt, "les rechutes sont fréquentes", ils sont alors "à l'affût de toute nouveauté thérapeutique, construisent des variations de dosage, des ajustements incessants". Selon les chercheurs, il s'agit d'un paradoxe : "Le recours aux psychotropes paraît à la fois indispensable à ces patients (puisque leur caractère, au moins pour partie dépressive, incarne au plus près la cible visée par la thérapeutique) et incompatible avec leur mal-être."
Pour le sociologue Philippe Lemoigne, coauteur de cette étude, il ne faut pas "diaboliser les psychotropes". Néanmoins, ajoute-t-il, parce qu'il existe "de vraies situations de dépendance" et parce que "l'on voit se profiler une médication à vie", il devient nécessaire "d'instaurer, pour les médecins et les patients, des règles plus claires sur les conditions de prescription".
Sandrine Blanchard
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 07.09.04