Entre cannabis et accidents, une "présomption de dangerosité" sans lien avéréLE MONDE - 14.01.05
Quelle est la part de responsabilité des fumeurs de cannabis dans les accidents de la route ? Si les experts s'accordent depuis longtemps sur les effets négatifs que peuvent provoquer les substances psychoactives sur la conduite, ils sont en revanche beaucoup plus divisés sur le lien de causalité, très difficile à mesurer, entre consommation de cannabis et accidents de la route.
En novembre 2001, une expertise collective de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) avait conclu à l'incompatibilité des effets de la consommation de cannabis avec la conduite, en pointant "un temps de réaction allongé, une capacité amoindrie de contrôle d'une trajectoire, une mauvaise appréciation du temps et de l'espace et des réponses perturbées en situation d'urgence". Malgré cette "présomption de dangerosité", l'Inserm jugeait toutefois "impossible d'affirmer l'existence d'un lien de causalité entre usage de cannabis et accident de la circulation". Cette lacune s'explique d'abord par des problèmes méthodologiques, tenant à la difficulté de constituer un groupe témoin en situation réelle. La dose à partir de laquelle le cannabis produit des effets incompatibles avec la conduite reste par ailleurs très difficile à déterminer. Pour l'alcool, le législateur a posé un plafond à 0,5 gramme par litre de sang. Mais, pour le cannabis, où commence l'excès, où surgit le danger ? Avec des analyses d'urine, un fumeur de joints peut en outre être détecté plusieurs heures, voire plusieurs jours après la disparition de tout effet négatif sur ses facultés. Selon l'Inserm, certaines études déjà menées aboutissent enfin à la conclusion, controversée, que "les conducteurs sous influence du cannabis "compenseraient" la diminution de leurs capacités en modifiant leur comportement par une moindre prise de risque".
Aujourd'hui, la plupart des études disponibles, menées essentiellement aux Etats-Unis, en Europe et en Australie, indiquent seulement le pourcentage de conducteurs dépistés positifs à un produit stupéfiant impliqués dans des accidents. Pour le cannabis, ce pourcentage varie entre 6 % et 16% en France, et entre 5 % et 16 % en Europe, des estimations "largement tributaires du mode de sélection des échantillons faisant l'objet des tests", souligne l'Inserm. Dans un grand nombre d'études, en proportion substantielle, les conducteurs positifs au cannabis le sont également à l'alcool (environ 50 % dans les études en France), qui apparaît donc comme un facteur de confusion important. En France, c'est l'étude collective menée en 2000 et 2001 par le professeur Patrick Mura, président de la Société française de toxicologie analytique (SFTA), qui a longtemps servi de référence au gouvernement. Cette étude controversée concluait que les risques d'accident étaient multipliés par 2,5 chez les jeunes de moins de 27 ans quand ils avaient consommé du cannabis. Or, selon le professeur Claude Got, la réalité ne correspondrait pas forcément aux résultats "surévalués"de cette enquête, qui n'a pas pris en compte, dans son échantillon de 900 cas, les nombreux tests négatifs réalisés par la gendarmerie. Pour Claude Got, il y aurait en outre un "conflit d'intérêt" derrière les nombreuses publications réalisées par le docteur Mura et ses collègues de la SFTA. Plusieurs membres de la SFTA sont en neffet à la tête des laboratoires qui réalisent les expertises sanguines, facturées 216 euros l'unité, pour confirmer la présence de stupéfiants chez les automobilistes dont les urines ont été contrôlées positives. Il compte désormais sur les résultats de la vaste enquête épidémiologique menée depuis trois ans pour mesurer scientifiquement les risques. Du 1er octobre 2001 au 31 septembre 2003, 10 000 accidents ont été étudiés. Très attendus par les pouvoirs publics, les résultats de cette enquête doivent être rendus publics au début de l'année 2006.
Alexandre Garcia
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.01.05
Drogue au volant : la généralisation des tests de salive en débat
LE MONDE | 14.01.05
Le ministre de l'intérieur a annoncé la systématisation de ce type de dépistage au bord des routes au cours de l'année 2005. Certains spécialistes doutent de leur fiabilité. Des magistrats dénoncent l'"incohérence" d'une répression qui ne prend pas en compte la consommation de psychotropes. En progression constante dans les entreprises, l'utilisation de tests de dépistage de drogue devrait bientôt devenir systématique au bord des routes. Le gouvernement s'est en effet donné pour objectif "de généraliser l'emploi du test salivaire de dépistage dans le courant 2005", comme l'a déclaré le ministre de l'intérieur, Dominique de Villepin, lors des questions au gouvernement, à l'Assemblée nationale, le 27 octobre. Plus pratique que le dépistage urinaire actuellement en vigueur, ce test salivaire doit permettre une "meilleure application de la loi", estime le délégué interministériel à la sécurité routière, Rémi Heitz, pour qui "le risque d'être contrôlé est aujourd'hui tout à fait insuffisant pour avoir un effet dissuasif". La détection de l'usage de stupéfiants au volant avait été rendue obligatoire, en cas d'accident mortel, par la loi Gayssot de 1999. Depuis cette date, les tests de dépistage de drogue ont été étendus par la loi Dell'Agnolla du 3 février 2003 à tous les accidents avec dommages corporels, dans lesquels il existe des "raisons plausibles de soupçonner l'usage de stupéfiants". Mais une série d'obstacles matériels et financiers ont jusqu'à présent limité l'utilisation à grande échelle de ces tests. En 2003, seuls 2 000 automobilistes ont fait l'objet de tels contrôles, quand, dans le même temps, plus de 9 millions ont été soumis à un test d'alcoolémie. Gendarmes et policiers doivent en effet faire appel à un médecin et disposer d'un local mobile spécifique, au bord de la route, pour détecter dans les urines des automobilistes d'éventuelles traces de drogues (cannabis, cocaïne, héroïne, ecstasy et amphétamines). "Ce dispositif lourd et compliqué rend en pratique impossible le dépistage de masse des stupéfiants", constate le professeur Claude Got, accidentologue, et coauteur du Livre blanc de 1993, qui avait recommandé la recherche de stupéfiants en cas d'infraction au code de la route. "AU MÊME TITRE QUE L'ALCOOL" La personne dont le test se révèle positif doit en outre être conduite à l'hôpital, où il n'est pas rare qu'elle patiente plusieurs heures avant d'obtenir une prise de sang, seul moyen de confirmer avec précision qu'elle était bien sous l'emprise de stupéfiants au moment du test. Le test salivaire, qui permet de se passer d'un médecin mais pas du contrôle sanguin postérieur au dépistage, était donc très attendu par les forces de l'ordre. Après plusieurs mois d'expérimentation dans une vingtaine de départements, ce nouveau test "a été vérifié et adopté" par le centre d'études et de recherche logistique de la police nationale, a indiqué le ministre de l'intérieur. Il est "au point scientifiquement", confirme Didier Jayle, le président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt), pour lequel "le cannabis au volant doit être éradiqué au même titre que l'alcool". Cet avis est toutefois loin d'être partagé par les spécialistes de la toxicologie et de la sécurité routière. "Ces tests, sur lesquels les laboratoires mènent des études très importantes, ont une sensibilité très faible au cannabis", précise le professeur Got, pour qui "il faudra avoir fumé dans l'heure qui précède pour être positif", alors que les effets du cannabis peuvent durer de deux à six heures. "Le test salivaire marche très bien pour certaines drogues, sauf pour le cannabis, qui correspond à 90 % des cas positifs", tranche le docteur Patrick Mura, président de la Société française de toxicologie analytique (SFTA). "Même si la communauté des toxicologues est très favorable au dépistage dans la salive, la généralisation de ces tests est prématurée et ne correspond absolument pas à la réalité scientifique", renchérit le médecin légiste Pascal Kintz, représentant français du projet européen Rosita (Roadside Testing Assessment), qui vise à évaluer dans huit pays les tests de dépistage au bord des routes. DANS 10 % À 15 % DES CAS Le docteur Kintz en veut pour preuve les résultats d'une récente opération de contrôle qui s'est déroulée avec les forces de l'ordre de Berne (Suisse), le 24 octobre, dans le cadre du projet Rosita. Parmi neuf conducteurs dont une analyse de sang a confirmé qu'ils avaient récemment consommé du cannabis, le test salivaire Drugwipe n'a permis d'en dépister qu'un seul. "Ce test, qui est le plus performant à l'heure actuelle, n'est efficace que dans 10 % à 15 % des cas, analyse le docteur Kintz. C'est catastrophique. Si on généralise ces tests, les consommateurs de cannabis sauront très rapidement que le dispositif ne marche pas." Au-delà des querelles scientifiques sur la fiabilité du dispositif, les syndicats de magistrats s'inquiètent de leur côté des conséquences d'une généralisation du dépistage de drogue sur les
tribunaux. "A la différence de l'alcool, l'usage de drogue est interdit, quelle que soit la concentration détectée, rappelle Dominique Barella, président de l'Union syndicale des magistrats (USM, modérée). En cas de dépistage positif, l'usager sera donc poursuivi pour deux délits, conduite sous l'emprise de stupéfiants et usage de drogue, ce qui risque d'encombrer davantage les parquets et les juridictions des tribunaux correctionnels par une inflation des poursuites." Le magistrat redoute également que les moyens consacrés au dépistage massif de la drogue au volant ne soient "retirés du financement des enquêtes lourdes". Le test salivaire ne coûte que de 15 à 20 euros l'unité. Or chaque analyse de sang réalisée pour confirmer un cas positif est facturée 216 euros à l'Etat, qui les finance sur les frais de justice. "Si on augmente le nombre d'analyses de sang, on diminue les moyens attribués aux analyses génétiques en matière de viols ou aux écoutes téléphoniques, poursuit M. Barella. Je crains que ce dispositif, très consommateur de crédits et de temps humain, soit mis en place sans avoir les moyens de fonctionner." Le Syndicat de la magistrature (SM, gauche) dénonce de son côté "l'incohérence" d'une politique qui sanctionnerait les conducteurs sous l'emprise de stupéfiants tout en laissant sur la route des milliers d'automobilistes ayant consommé des médicaments psychotropes, dont les effets peuvent également altérer le discernement."Ce contrôle systématique à grande échelle n'a pas grand intérêt, sinon de ficher les populations et de pénaliser les consommateurs de cannabis", estime Agnès Herzog, vice-présidente du SM. "C'est sûr, le dépistage massif de la consommation de drogue va immobiliser des policiers et amener un flux supplémentaire d'usagers vers les tribunaux", reconnaît Jean-Marie Salanova, secrétaire général du Syndicat des commissaires et des hauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN), pour qui la mesure n'en reste pas moins "excellente". Aux yeux du syndicaliste, cette surcharge de travail pourra toutefois être compensée "en donnant plus de pouvoir aux polices municipales et aux juges de proximité, notamment en matière de police routière". Quant aux coûts supplémentaires occasionnés par la multiplication des analyses de sang, Rémi Heitz prévoit déjà de faire appel "à des aides nouvelles ou à des subventions" pour y faire face, en rappelant que le coût d'une personne tuée sur la route s'élève à plus d'un million d'euros pour la société.
Alexandre Garcia
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.01.05