La «cocaïne du pauvre» envahit l'Amérique rurale
Un policier chargé du ramassage et de la décontamination des kilos de déchets dangereux qu'entraîne la production de la méthamphétamine. Douze millions d'Américains reconnaissent y avoir touché et 1,5 million en concomment régulièrement.
(Photo AP)
Guillemette Faure // [26 janvier 2006] // Figaro.fr
Le 11 mars 2004, à Atlanta, un meurtrier en cavale prenait en otage une habitante d'Atlanta. Pendant sa captivité, Ashley Smith, une jeune femme blonde, dit réussir à gagner sa confiance en lui préparant des pancakes et en lisant des pages d'un livre d'inspiration religieuse jusqu'à le livrer à la police. Les télévisions la surnomment «l'ange blond». Quelques mois plus tard, elle admet ne pas lui avoir simplement offert des paroles bibliques, mais aussi la méthamphétamine qu'elle avait sous la main.
L'anecdote en dit long sur la progression de la «meth» dans toutes les couches de l'Amérique. Partie de la côte Ouest, cette «cocaïne du pauvre» a creusé ses sillons dans les campagnes et continue sa route vers les grandes villes de l'Est. Selon des chiffres fédéraux, 12 millions d'Américains reconnaissent y avoir touché et 1,5 million en consomment régulièrement, sniffée, fumée ou injectée. Dans 58% des comtés, les forces de l'ordre considèrent que la meth est leur principal problème en terme de stupéfiants. En juillet, le ministre de la Justice Alberto Gonzales affirmait qu'«en terme de dégâts pour nos enfants et notre société, la meth est maintenant la drogue la plus dangereuse en Amérique».
Immense plaisir, aphrodisiaque, énergie décuplée... «Pour 25 dollars, deux personnes ont de quoi passer trois jours à s'amuser sans dormir», note Darrell Wehmeier. Dans son modeste pavillon de Topeka, petit îlot urbain au milieu des plaines du Kansas, il fait partie des bénévoles qui anime un site d'information sur la méthamphétamine à destination de ses usagers, de leurs proches et des anciens accros. «Peu de gens se mettent à la cocaïne ou à l'héroïne après 40 ans. A la meth, oui.» Dans la petite entreprise de maintenance informatique dans laquelle il travaille, la moitié de ses collègues a dans son entourage des accros à la méthamphétamine. Parmi les réguliers de son site, un ancien directeur de lycée qui a perdu son travail, des mères de famille à qui cela donne de l'énergie pour ranger la maison. «Cette drogue présente des similitudes avec la cocaïne», observe Eric Voth, médecin à Topeka, également président de la Fondation Drug Free America. «Mais la détérioration de la vie des consommateurs est bien plus rapide. Très vite, leur apparence et leur hygiène se dégradent, ils négligent leur entourage, perdent leur travail.» Chez ses patients, il remarque des pertes de poids, des dents abîmées (le magazine des dentistes vient de consacrer un article aux «bouches de meth»), des mouvements d'humeur. Il leur demande s'ils consomment de la meth. Parfois en vain. «Parmi les toxicomanes, ils forment l'un des groupes les plus réticents à entrer en traitement.»
L'été dernier, le magazine Newsweek a mis la meth à la une : «La nouvelle épidémie». Directeur adjoint du Kansas Bureau of Investigation, Kyle Smith se souvient avoir éclaté de rire. «Il a fallu que cette drogue atteigne la côte Est pour qu'on reconnaisse son importance. Nous, cela fait dix ans qu'on en souffre.» Dans les couloirs du bâtiment fédéral, trône une photographie de l'équipe qui a arrêté Perry Smith et Dick Hickock, les auteurs d'un quadruple meurtre dont Truman Capote tira De sang froid. Dans l'entrée, aujourd'hui, c'est la photo d'un fabricant de méthamphétamine qui est accrochée sous les lettres wanted. Le Kansas et ses Etats voisins du Midwest aux campagnes déprimées sont parmi les plus ravagés. La moitié des 17 000 laboratoires de production de la drogue démantelés aux Etats-Unis en 2003 se trouvait dans ces régions rurales du centre des Etats-Unis.
Si la drogue a d'abord circulé parmi les petits Blancs plutôt que dans les ghettos noirs de l'Amérique, Kyle Smith croit volontiers que c'est «parce que ce sont d'abord des gangs de bikers (motards) qui l'ont faite circuler et leurs milieux sont assez racistes.» Le Kansas seul a bondi de quatre laboratoires saisis en 1994 à 846 en 2001. «Au départ, il fallait du temps pour la fabriquer, et l'odeur dégagée par les premières recettes était facile à repérer. Les campagnes offraient des conditions idéales pour ne pas se faire repérer». raconte Kyle Smith. Les recettes se trouvent sur Internet. Quant aux ingrédients de sa décoction, ils sont en vente dans n'importe quel supermarché : médicaments contre le rhume à base de pseudo-éphédrine, piles au lithium, fuel de camping... «Tout le monde peut devenir producteur», déplore-t-il. La plupart des cooks (les cuistots) produisent pour eux et leurs copains. «Ils sont dangereux parce qu'ils utilisent des produits chimiques dont ils ne comprennent pas le fonctionnement.»
Au département de la Santé et de l'Environnement, TJ Ciaffone est chargé de lutter contre la prolifération des «labos», et surtout du ramassage et de la décontamination des kilos de déchets dangereux qu'entraîne la production. Il a trouvé ces laboratoires amateurs partout : des appartements aux chambres de motel, «jusqu'à un coffre de voiture.»
Le mois dernier, deux personnes ont été tuées dans le Missouri voisin par l'incendie d'un «labo» installé dans le rez-de-chaussée d'un immeuble. «Les «cooks» peuvent poser une casserole de méthanol sur le feu, mettre des produits inflammables à chauffer au micro-ondes...» Le nombre d'incendies provoqués par des officines de «meth» est estimé à 300 par an. «Entre les explosions, les incendies et la pollution de l'environnement, on doit consacrer 80% de notre énergie à lutter contre la production à cause des problèmes que cela pose pour la société. On voit des jeunes enfants aux mains ou aux genoux irrités parce qu'ils se sont trop promenés à quatre pattes sur des moquettes bourrées de produits toxiques.» Autre source des problèmes, la «meth» rend facilement paranoïaque. Kyle Smith se souvient d'un «cuistot» arrêté avec chez lui 54 armes à feu et de la dynamite. «La meth mobilise toutes nos ressources, nos juges, nos prisons...», peste-t-il. Or les méthodes habituelles de lutte contre la drogue ne lui semblent pas fonctionner. «Lorsque n'importe qui peut devenir producteur, il n'y a pas de circuit de distribution avec des maillons repérables. Et les consommateurs de meth ont tellement de mal à décrocher qu'on ne peut pas en faire des informateurs. Dès qu'ils s'approchent de la drogue, ils retombent.»
De toutes façons, les informations qu'ils peuvent collecter sont sans intérêt : la seule personne qu'ils connaîtront sera leur cook. La prison ne lui semble avoir aucun effet dissuasif tant la capacité de jugement est altérée par le stupéfiant. En 1997, une caravane dans laquelle un couple avait installé son «labo» a pris feu, raconte-t-il. «Les voisins les ont vus sortir leur équipement avant de sortir leurs gosses. Qu'est-ce qui peut freiner des gens prêts à risquer leurs enfants ?» A défaut, il compte sur l'impact de l'opération Meth Watch (surveillance de la meth) lancée par TJ Ciaffione au département de la Santé et de l'Environnement. Des pancartes Meth Watch en grandes lettres rouges et jaunes sont distribuées aux commerçants pour qu'ils les installent à proximité des médicaments ou des détergents utilisables pour la production de la drogue. Même les agriculteurs reçoivent des autocollants à placarder sur leurs stocks d'ammoniaques liquides, de plus en plus souvent l'objet de vols. Topeka toujours, Christi Cain, doit son déclic à une visite à son épicerie en 1998 : elle attendait de payer ses chips quand devant elle, une femme est passée à la caisse, les bras chargés de gélules contre le rhume, de combustible de camping et d'autres ingrédients à meth... dans l'indifférence générale. Depuis, elle anime le Kansas Meth Prevention Project, un réseau d'éveil aux dangers que représente cette drogue, dispensant des formations dans les communes éparpillées du Kansas souvent désarmées sur le sujet. Comme le KBI et le département de la Santé, elle a fait partie de ceux qui se sont battus pour que les médicaments contenant de la pseudo-éphédrine soient moins facilement accessibles.
En avril 2004, l'Oklahoma voisin a fait passer une loi obligeant les commerçants à les garder derrière le comptoir et à prendre les coordonnées des acheteurs. Les saisies de laboratoires ont depuis diminué de 80%, et le Kansas et une quarantaine d'Etats ont, malgré la résistance du lobby pharmaceutique, adopté des lois restreignant les conditions de vente de ces remèdes.
Ces efforts conjoints commencent à payer au Kansas, au moins en ce qui concerne la production. Le nombre de laboratoires démantelés est tombé de 846 en 2001 à 583 en 2004. La semaine dernière, des délégations de petites villes du Nouveau-Mexique et d'Alabama sont venues se former à la lutte contre la production de meth. Kyle Smith estime que 80% de la meth du Kansas est désormais importée. «On a réduit les dangers de la production pour la société. Mais cela ne réduit pas nécessairement la consommation.»