Au son du camion
Un transport scolaire à la transe buissonnière : au début des années 70, le petit bus rouge et blanc conduisait quotidiennement les jeunes écoliers de la Drôme. Aujourd’hui, il abrite Mick à demeure. Le car ne mène plus à la société, il la fuit. Mick sillonne la France et l’Europe à bord de sa maison roulante, longue de 12 mètres, large de même pas 2, en compagnie de la quinzaine d’autres membres de son sound-system (artistes de techno munis d’un matériel de sono), le Soho Pirat Unit. Ils sont environ 2 000 en France, 20 000 en Europe, généralement âgés de 25 à 35 ans, à avoir choisi ce mode de vie, apparu il y a une dizaine d’années. A « bouger n’importe où, n’importe quand ». A construire « une société parallèle ».
Tous ont connu une rupture. Pour Gejor, du collectif des DpraV (lire « dépravés », ndlr), elle fut particulièrement brutale. Il y a dix ans, à la suite d’un anévrisme, il passe de responsable de chantier à « rien ». « J’ai été viré comme un malpropre. Je n’étais plus assez rentable. » Il rencontre un teufeur, ses 2 kilos de son, et décide de partir. Mais généralement, la décision est moins subite. « Les travellers sont au départ de simples teufeurs, pendant environ deux ans, explique Lionel Pourtau, sociologue au Ceaq (Centre d’étude sur l’actuel et le quotidien, Paris V) et par ailleurs médiateur entre les autorités publiques et les ravers. Puis ils intègrent un sound-system pendant à peu près trois ans avant d’acheter un camion et de prendre la route. »
La plupart des travellers ont vite quitté le lycée. Ils ont travaillé jeunes, avant de tout lâcher. Comme Sophie, titulaire d’un BEP sanitaire et social, qui bossait à l’usine à 18 ans mais qui, à 20, n’en « pouvait plus de se lever tous les jours à la même heure, de faire toujours les mêmes gestes ». Comme Olive, des DpraV, qui refuse de se « foutre sur le dos un crédit de trente ans pour acheter une baraque », ou de vivre la situation d’amis de ses parents, « virés de chez Moulinex après vingt-cinq ans de service ». Comme Norman, qui a quitté « le stress d’une société malade ». Comme Arnaud, Fred, Béber, Def, Aurélie, Pap et tous les autres.
« On est des gros feignants »
Leur idéal n’est pas politique, il est pratique. « Leur but n’est pas de tout casser, mais de se casser, explique Lionel Pourtau. A la différence des hippies, les travellers ont une vision nihiliste, désespérée de la société. Ils appartiennent à la première génération qui pense que ses enfants ne connaîtront pas un monde meilleur. Ils choisissent donc de se poser à côté de la société, sans violence. » La cité est trop moche, autant s’en éloigner, « se réveiller tous les matins dans un autre jardin », explique Sophie. « Mais on a beau partir, on n’échappe pas à la société », commente Lionel Pourtau. Olive le reconnaît sans peine, montre la marque de la virgule de ses baskets. Def a carrément scotché son nom à une marque concurrente et créé Adidef, qu’il tatoue jusque sur son chien. « On ne sort pas totalement du système. On est juste assez malin pour en profiter », explique Béber.
Assedic, RMI et couverture sociale sont ainsi considérés comme un moindre mal : « On se fait déjà tellement avoir, il faut bien qu’on utilise les failles. » « De toute façon, développe Lionel Pourtau, la société vient les chercher pour qu’ils paient la Sacem, obtiennent des autorisations, s’adaptent aux normes de sécurité. » On leur interdit de jouer leur musique ? Tant pis. Ce sera sans eux plutôt que de « jouer sur des scènes de moins en moins nombreuses et donc de plus en plus consensuelles ». Les travellers fuient. Toujours plus loin. Surtout depuis l’amendement Mariani de 2001, leur interdisant d’organiser des raves sans autorisation préfectorale. Quasiment interdits sur le territoire national, les travellers n’ont pas changé leur mode de vie. Ils l’ont étendu. « On passe maintenant plus de temps à l’étranger qu’en France », témoigne Ludo. Direction l’Italie, la Croatie ou la République tchèque. A l’Est, la loi est plus libérale.
Reste à vivre. Pour faire la fête, il faut manger. Pour voyager, payer le gasoil. Les bières et les cassettes vendues lors des teufs ne suffisent pas. Les nomades sont bien contraints de travailler. Périodiquement. Chez les DpraV, beaucoup font les vendanges. « Un bon plan où l’on peut se faire 1 000 euros en huit jours. » Certains passent leur permis poids lourds. D’autres, l’hiver venu, rejoignent des stations de ski. « On mixe dans les boîtes de nuit. On fait perchman (tendre les perches du tire-fesses dans les stations de ski, ndlr) », explique Arnaud, qui évoque aussi des « ménages » et la « plonge ». « Mais, c’est sûr qu’on court pas après les thunes. De toute façon, on est des gros feignants », dit-il sérieusement.
Pas besoin de s’enrichir quand il suffit d’économiser. Pour remplir le frigo, les DpraV disent ne pas voler : « De toute façon, on est trop grillés. » Dans la maison d’un ami, près d’Albi, ils se régalent d’escalopes de poulet « trouvées dans les poubelles du supermarché. Seul l’emballage était abîmé, s’amuse Fred. Sinon, on récupère des trucs périmés. » Même les filtres de cigarettes intacts le tabac n’ayant servi qu’à rouler un joint sont conservés dans un bocal pour remplir un prochain pouf. Surtout, « en communauté, tout coûte moins cher, explique Arnaud. On s’en fout d’avoir chacun notre boîte de céréales préférées ». A l’étranger, l’effet réseau joue à plein. Les travellers sont accueillis, logés, nourris. Quelques mois plus tard, ils rendent la pareille. Arnaud résume : « Moins t’as d’argent, moins t’en as besoin. » Gejor confirme : « Quand je gagnais 10 000 balles par mois, je peinais à boucler mon budget. J’avais toujours besoin de plus. Mieux vaut n’avoir rien du tout qu’un petit peu. »
Bricolage et douche solaire
« Les travellers sont issus des classes moyennes, explique Lionel Pourtau, qui travaille sur six « tribus » à travers la France. 28 % de mes sujets sont des fils d’enseignants. Ils ont un bagage culturel, mais monter en haut de la pyramide selon le système proposé ne les intéresse pas. Même dans leur domaine, la techno, ils ne se rêvent pas en Laurent Garnier (DJ star de la techno, ndlr). Leur capital social les aidera en revanche à se réintégrer quand ils se rangeront, souvent dans la musique comme gérant d’une salle ou DJ dans un bar. »
En attendant, chacun apporte au groupe ce qu’il sait faire : électricité, cuisine, mécanique, maçonnerie... Nécessaire pour installer un lit, mais aussi une gazinière et un frigo grâce à un groupe électrogène et des batteries de maintenance. Le prochain objectif de Béber, alias Mc Gyver : la construction d’une salle de bains, derrière son lit, au fond de la cabine. En attendant, comme les autres, il se lave avec une douche solaire, aux bains municipaux, au stade, et parfois pas pendant deux semaines. A quelques centaines de kilomètres de là, Sophie raconte aussi son plaisir à aller chercher de l’eau à la fontaine, « comme avant, quand ils allaient au puits ». « C’est un peu le mythe du retour à la nature, explique Lionel Pourtau. Même si, dans les fêtes, elle en prend un coup. »
Car plus que la nature, c’est la techno qui guide leur mode de vie. Sans sons, le voyage n’aurait pas de sens. « Nous sommes un peu des évangélistes, explique Ludo. Il faut qu’on amène notre musique partout où ils ne la connaissent pas. » Y compris à ceux qui ne peuvent pas voyager. « Dans la techno, il n’y a pas de paroles, de mots qui dictent le sens du morceau, explique Def. A elle seule, cette musique permet d’imaginer librement ton voyage. »
« On nous réduit à des produits »
Les travellers racontent les rencontres, le long du chemin. « Surtout des technoïdes », tempère le sociologue. Car les travellers font peur, avec leur meute de chiens qui les suit partout, et leur style atypique, même s’ils se lookent moins que certains teufeurs. « Quand on se sent bien dans son mouvement, on n’a pas besoin de l’afficher avec des piercings, une casquette et un treillis », explique Arnaud, en jean et sweat à capuche. A la différence de Def, de ses tatouages, sa mini-crête sur la tête, son short dégueulasse et sa gueule de « mec qui a morflé ». D’après lui, le style plaît aux jeunes filles. Sauf les dents qu’il a décidé de réparer, « parce que j’ose plus rigoler et que j’aime trop ça ». Quand il l’a vu, le dentiste n’en est pas revenu : « Il n’a même pas osé me dire de me les laver », sourit Def, qui en a perdu huit et fait arracher trois. La faute au manque de soins. La faute aussi « au tabac, au shit », et au reste.
Mais chut... parler du cannabis qui « n’est pas une drogue » : tant qu’on veut. De la « came » (héroïne), dont ils condamnent l’usage : sans problème. Pour le reste, amphétamines, LSD ou ecstasy, motus. « On nous colle une étiquette, explique Béber. On nous réduit à des produits. C’est un fantasme. Contrairement à ceux qui vivent avec leurs parents ou leur copine, nous, on s’est déjà échappés. On n’a pas besoin de la drogue en plus. Et plus tu vieillis, moins t’en prends. » Une analyse confirmée par Lionel Pourtau : « Il y a une courbe ascendante dans la consommation pendant un an. Après ça chute. » « Voir 3 000 personnes qui tripent devant nos enceintes, ça nous suffit », s’enflamme Béber. Quant au deal, il est difficile dans la pratique. « Certains travellers font des plans en cas d’urgence. Mais c’est très rare vu le nombre de douanes qu’ils doivent franchir. » « De toute façon, vu nos gueules, on se fait tout le temps contrôler », confirme Def.
A peine revenus de Tchéquie, en partance pour leur squat de Barcelone, les DpraV n’ont pas de domicile fixe. Mais contrairement aux Soho, ils ne vivent pas douze mois sur douze dans leur camion. L’hiver, ils le passent chez des amis, aux quatre coins de l’Europe. A Albi (Tarn), leur présence est insoupçonnable derrière une haie bien taillée dans une maison cossue. « Peu de travellers sont des purs et durs, qui vivent toute l’année dans leur camion, explique Lionel Pourtau. C’est trop usant. » Pour le sociologue, la durée d’une vie de traveller est d’environ dix ans. Ensuite, ils se rangent. Même si aucun d’eux ne veut imaginer la fin du voyage.
Par Michaël HAJDENBERG, mardi 16 décembre 2003